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  • Les lézards d’Abu Ghraib

    Mon lézard – celui qui repose en paix entre les mots Lottery et Lotus – ne ressemble à aucun autre. Ni à ceux que ma mère tapait avec sa sandale – je les voyais partir en laissant leur queue bouger – ni à ceux qui vivaient plus ou moins bien dans notre tranchée/abri, à Abu Ghraib, que l’on regardait, avachis et anesthésiés par la chaleur de l’été qui dépassait 50 degrés.

    Moi, jeune médecin de 26 ans, Shahriyar, un autre médecin, le commandant de compagnie militaire, et un ingénieur agronome, nous étions officiellement affectés à ce poste. La guerre était finie depuis quelques années, mais la frontière était encore occupée. En dehors des incidents et accidents anecdotiques, nous étions condamnés à être là. Sans rien faire… juste être là.

    Parfois, le soir, il nous venait des idées farfelues. Par exemple, le jour où nous avons décidé de capturer des mouches, de les attacher à des fils et de chasser ces lézards qui arpentaient l’intérieur de l’abri. Mais rien à faire : dès qu’on tirait sur la ficelle, le lézard recrachait la mouche avec dégoût.

    Ou bien une expérience plus dangereuse : mettre un lézard et un scorpion dans un bocal. Nous avons constaté que les deux se laissaient tranquilles.

    C’était il y a 30 ans. Depuis, beaucoup de choses se sont passées : l’invasion de l’Iraq par les Américains, le scandale d’Abu Ghraib (ville irakienne proche du village iranien du même nom), l’ouverture de la frontière entre nos pays.

    Les lézards d’Abu Ghraib, eux, n’ont rien changé. Je suis certain qu’ils vivent toujours comme avant — indifférents à nos guerres, à nos frontières, à notre agitation.

  • Mon âme animiste

    Je ne crois pas en « âme » comme une entité qui existerait en dehors de notre corps et continuerait son existence après notre mort.
    Mais je n’ai rien contre l’utilisation du mot âme pour décrire une façon d’être.

    Dans ce sens, j’ai une âme animiste. C’est-à-dire que mon âme – ma façon d’être – a cette particularité de donner une importance majeure aux objets. Les objets ont leur façon d’être, leur parcours, leur histoire. Ils ont un esprit.

    Dans mon bureau, je suis entouré d’âmes. Des calmes… et des moins calmes.
    Ma bibliothèque est remplie d’objets. Il y en a qui m’apaisent, d’autres qui me remplissent d’émotions : tristesse, rancune, déception, dégoût.
    Les âmes de mes objets perdus sont également présentes.

    Le livre des quatrains de Khayyam n’est plus là…
    Il y a vingt ans, mon père a subi une opération cardiaque et, dans les jours qui ont suivi son retour à la maison, il le cherchait désespérément partout.
    J’ai appris cela et je le lui ai envoyé.
    Ce livre est parti chez mon père, mais ces Rubaiyats sont toujours avec moi.

    Les Ghazals de Hafez ne sont plus là non plus.
    J’ai perdu ce livre dans un de mes innombrables voyages.

    Mais j’ai un dictionnaire d’anglais dont l’âme m’invite régulièrement au passé.
    Je l’ouvre, et je vois celui qui m’a accompagné il y a huit ans, ici à Bulle.
    Il était avec moi, aussi cette nuit de déménagement, de Fribourg à Savigny. Une nuit d’au moins dix aller-retours avec ma Citroën chargée.
    Il était avec moi à Paris. Et avant cela, dans le désert de l’est de l’Iran.
    Encore avant, dans les 50 degrés du sud…

    Je voyage dans le passé, jusqu’à cette nuit étoilée, sur la terrasse de chez moi à Chiraz.
    J’étudiais. À 15-16 ans, tout était neuf et excitant dans ce monde.
    Même ce petit lézard qui tournait autour de moi me passionnait.
    Je le voyais bouger de manière élégante.
    Je l’ai fixé, jusqu’à ce que je le voie… sur mon dictionnaire ouvert devant moi.

    J’ai fermé le livre.

    Et ce lézard m’a accompagné jusqu’ici.
    C’est bien des années plus tard que j’ai prêté attention à son emplacement sur la liste interminable des mots anglais :
    Lottery, Lotus.


  • Ma brosse à dents

    Ma Citroën avait une âme… alors pourquoi pas ma brosse à dents ?

    Je sors des toilettes et j’accompagne mon jeune patient jusqu’à mon bureau, ma brosse à dents et le dentifrice à la main.
    Je m’assois et je lui expose la réflexion suivante :

    Quand j’étais jeune interne, j’ai vu un jour mon chef de clinique sortir des toilettes après s’être brossé les dents. Il se rendait dans son bureau pour y ranger sa brosse à dents, puis nous commencions le travail ensemble.

    Je me souviens m’être senti jaloux :
    jaloux de son bureau personnel,
    jaloux de son salaire supérieur,
    jaloux de sa place hiérarchique.

    Aujourd’hui, je suis à mon tour en face d’un patient, dans mon propre bureau.
    Des assistants travaillent pour moi.
    Mais mes dents ne sont plus blanches comme avant — sauf les six qui ont été remplacées par une prothèse.

    Le temps a passé, et rien n’est plus comme avant.

    Je pense à Omar Khayyâm :

    Sur mon dos, c’est le temps qui pèse.
    De moi, ne sort que malheur et faiblesse.
    Mon âme a pris la route du départ. J’ai dit : « Ne pars pas ! »
    Elle a répondu : « Que veux-tu que je fasse ? La maison s’écroule. »

    Je perçois la force de ce poème depuis quelques années.

    Alors, laissez-moi écrire.
    Avant que mon âme ne parte.
    Et surtout, avant que mon cerveau ne se rigidifie, ne se momifie… ne se fossilise.

  • L’âme de ma Citroën

    J’avais une Citroën qui me manque encore aujourd’hui. Elle a longtemps été ma compagne de route — dès mon premier voyage vers le canton de Fribourg, en 2012, pour un entretien d’embauche.
    Elle était encore assez jeune, et moi aussi.

    Comme psychiatre, je suis souvent confronté à cette question : Qu’est-ce que l’âme ? Est-ce qu’on en a vraiment une ?
    Et souvent, je raconte cette anecdote.

    Peu de temps après mon arrivée en Suisse, des raisons personnelles m’obligèrent à faire régulièrement la navette entre Paris, Bulle et Mons, en Belgique. Parfois plusieurs nuits d’affilée.

    Une nuit, vers deux heures du matin, épuisé et presque endormi, je m’arrêtai quelque part entre Pontarlier et Besançon. Je descendis de voiture pour marcher un peu, me réveiller, reprendre mes esprits.
    En revenant vers ma Citroën, je vis ses deux petites lumières à l’avant. Et, quelques secondes plus tard, j’ai eu l’étrange impression qu’elle me regardait.
    Dans ce regard, j’ai cru voir de la fatigue.

    Depuis cette nuit-là, j’ai un slogan :
    Si j’ai une âme, ma voiture en avait une aussi.
    Et je suis très sérieux en disant cela. Qui pourrait me prouver le contraire ?

    Cette voiture m’a accompagné. Pendant des nuits interminables. Au moins une fois sous une tempête de neige. Une nuit où le thermomètre ne dépassait pas les -14°C. Et quelques nuits de larmes.
    Elle a été l’une des rares “personnes” à ne pas me laisser tomber.

    Elle m’a rendu service fidèlement, jusqu’à ce que son odomètre affiche 300 000 kilomètres.
    Et puis, elle a rendu l’âme.

  • Que cherches tu Hamid?

    J’ai quitté mon pays avec un monde auquel j’appartenais — le monde iranien, musulman — pour m’installer dans un autre : européen, chrétien.

    Les sommets de mon bagage culturel tenaient en trois livres : le Coran, Hafez, Khayyam. Ils me donnaient la certitude d’avoir des choses à dire. Mais ici, j’ai aussi appris à écouter, à découvrir une autre culture, un autre regard — et à les chérir.

    Au début, je voyais surtout à travers les émotions et les contacts humains — ce langage universel. Sans maîtriser la langue, je percevais mieux ce langage universel. J’ai découvert que les gens pleurent et rient de la même manière. Qu’ils sont fiers, comme je le suis, et ont honte des mêmes choses.. Et déjà, je comprenais : ce qui nous unit est infiniment plus vaste que ce qui nous sépare.

    Aujourd’hui, j’en suis convaincu : les guerres ne sont pas des conflits entre peuples, mais entre entités étrangères à eux. Les peuples ne se haïssent pas. Ceux qui s’affrontent sont des groupes trompés, manipulés, aliénés. Et même si ces conflits semblent parfois inévitables, ils ne disent rien de l’humanité profonde.

    Alors ne cherche plus rien ici, Hamid. Regarde la Terre — ce point bleu pâle — comme l’a vue Voyager 1, quittant le système solaire. Et souviens-toi : ce système lui-même n’est qu’un grain de poussière suspendu dans l’immensité.

  • Mon débarquement

    Il y a 26 ans, j’ai quitté mon pays natal, l’Iran, pour la France. Un poste d’interne en psychiatrie m’y attendait. Malgré ma solide maîtrise de la grammaire et du vocabulaire — sans prétention — je ne connaissais rien aux expressions françaises ni à la culture européenne. J’avais appris le français chez moi à l’aide des livres et quelques cassettes.

    Ce contraste saute aux yeux dès ma première gaffe- je l’ai remarqué beaucoup plus tard.

    Quinze jours après mon arrivée, l’infirmière-cheffe du service “Île-de-France”, où j’allais travailler, me présente au chef de service :
    – C’est le Dr Nayeripoor. Il débarque.

    Je n’avais jamais entendu cette expression. Sans perdre de temps, j’ai décomposé le mot : dé + barque + er. Dans ma tête, une image s’est formée : celle d’un immigré descendant d’un bateau.

    – Mais ça fait deux semaines que je suis ici… et je suis venu en avion, ai-je répondu, naïvement, du tac au tac.

    Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, je regarde ce jeune homme avec une sorte d’admiration mêlée de tendresse. Ce jeune, c’était moi. Seul, étranger, débarqué dans un monde inconnu, sans connaître personne.

    Dans ma valise, j’avais trois livres : le Coran, Hafez et Khayyam. Mais pas de dictionnaire. Je ne l’avais même pas envisagé.

    Le monde iranien était encore là, intact. Et face à lui, ce nouveau monde — totalement neuf, totalement autre.

  • Patrick Chaltiel

    Voici un nom que l’oubli de la démence ne pourra effacer.
    Il est gravé comme dans le marbre.

    C’est le premier nom que j’ai connu comme interne en psychiatrie.
    Mon premier chef de service — dont le souvenir me donne encore aujourd’hui un sentiment de bien-être.

    Six mois d’internat sous sa surveillance m’ont appris qu’on peut être à la fois médecin et humaniste.
    Que la barrière entre médecin et malade n’est pas un mur. Et que la psychiatrie est aussi un art.

    Rappelle-toi, Hamid, sa tolérance, sa bienveillance.

    N’oublie pas ce jour où l’un des patients les plus difficiles s’est approché de lui :
    — Je peux vous appeler Patrick ?
    — Pourquoi pas.

    Et le lendemain :
    — Je peux vous faire la bise ?
    — Pourquoi pas.

    Rappelle-toi, Hamid, qu’il ne t’a jamais mal parlé.
    Même en voyant ton incompétence du début, ta grande difficulté linguistique, et le fossé culturel immense en “débarquant” d’Iran.

    Garde ce nom.
    Suis son enseignement.
    Et continue à te dire, à chaque réussite :
    « Chaltiel aurait été fier de moi, s’il avait été là. »

    Et ne culpabilise pas de ne pas lui avoir dit, en face, toute ta reconnaissance.

    Pour ton père, c’était la même chose.
    Tu n’as jamais pu lui rendre hommage de son vivant.

  • Caroline

    Elle avait une quarantaine d’années quand je l’ai connue.
    À force de couper et de se scarifier, elle avait les avant-bras plus épais que mes mollets. Elle vivait en foyer, et deux ou trois fois par mois, elle était internée — pour fugue, tentative de suicide, ou automutilation.

    J’ai accepté de la prendre en charge en ambulatoire et un de ses premiers appels était pour me dire qu’elle était cachée dans sa planque habituelle et qu’elle ne voulait pas rentrer.
    Je lui ai proposé de venir me voir en ville, pour éviter que les personnels du foyer ou de l’hôpital ne la voient.
    Je me suis aussi engagé à ne pas révéler son passage à la police.


    Elle a accepté.
    On s’est assis sur une terrasse. Détendus.
    Je l’ai accompagnée à regarder les filles passer, alors que les voitures de police parcouraient la ville à sa recherche.
    Pour elle, c’était magique.
    « Je n’avais jamais eu cette attitude d’acceptation », disait-elle régulièrement depuis cet après-midi mythique.

    J’ai accepté l’évidence : avec ses problèmes de santé, il était très difficile de vivre.
    J’ai donné mon accord de psychiatre à EXIT pour un suicide assisté, et celui-ci a validé sa demande.


    Entre l’acceptation de son départ et le suicide lui-même, elle a vécu trois ou quatre mois de vrai bien-être.
    Elle était tellement « heureuse », de bonne humeur, enthousiaste, que personne ne pouvait croire que, le jour venu, elle prendrait la potion.

    C’est une patiente que j’ai accompagnée jusqu’à sa mort — une libération pour elle.

    Je l’ai emmenée à Lausanne pour boire une vodka–Red Bull.
    Je l’ai conduite dans son village natal.
    Sur le chemin, elle m’a raconté ses déboires.
    Et pour la première fois de sa vie, en parlant des agressions qu’elle avait subies, elle ne pleurait pas.
    C’est elle-même qui l’a constaté.


    Et encore aujourd’hui, après plusieurs années, en regardant ma bibliothèque, je tombe parfois sur une vieille tablette que je n’utilise plus.
    Dedans, il y a les vidéos qu’elle m’avait transmises.
    Dont celle où elle me pousse sur une balançoire.

  • La puissance d’une rencontre


    Il y a vingt ans. À l’époque, je n’avais ni peur de la démence, ni crainte du vieillissement. Ma mémoire était bonne, mon regard “perçant”.
    En effet, je suis iranien. Pas seulement le regard : tout mon être était encore profondément “persan”, et je pouvais reconnaître un compatriote à des mètres.
    C’est lors d’une réunion de psychiatres lacaniens que j’ai croisé un regard familier. Un autre Iranien. On a commencé à discuter en sortant de la salle.
    — Qu’est-ce que tu fais ? ai-je demandé.
    — Je suis psychologue en Suède, m’a-t-il répondu.
    — Et moi interne en psychiatrie. Et là-bas, comment ça marche ?
    — Les Suédois ne sont pas très intelligents. Ils cherchent juste un petit truc simple pour régler le problème. Pas de discussions passionnantes comme ici.
    Sur le moment, j’ai ressenti une certaine fierté de faire ma formation en France.
    Mais quelques mois plus tard, cette phrase m’est revenue. Et j’ai pensé ceci :
    Le rôle d’un psychiatre, comme celui d’un médecin, ou de toute personne qui aide, ce n’est pas de tenir de beaux discours. C’est de trouver, justement, ce petit truc simple qui peut soulager.
    Depuis, cette idée m’accompagne. Elle a contribué à faire de moi l’homme que je suis devenu.
    Je dis souvent à mes patients que je ne sais pas, ou que je ne comprends pas. Mais j’essaie de les aider, avec ce que j’ai.
    Parfois, avec des moyens de bord.
    Parfois, avec des idées farfelues.
    Mais toujours, sincèrement.

  • Adieu Caroline


    C’était une sorte de goodbye party sur une terrasse de café à la Grand-Rue.
    Caroline avait invité une dizaine de personnes, dont son père, qui n’était pas là.
    Même à la fin de la soirée, elle a essayé de l’appeler, sans succès.
    L’ambiance était amicale, sincère et joyeuse. Personne n’était triste, malgré le fait que son voyage allait être définitif, sans retour.
    J’ai été le premier à partir. En lui disant adieu, je l’ai prise dans mes bras, puis je lui ai fait la bise.
    La nuit, j’ai dormi comme un bébé. Le matin, je ne me rappelais pas de ce qui devait se passer, jusqu’à ce que sa référente m’appelle.
    — C’est fait. Elle a pris le traitement et est partie en paix, m’a-t-elle dit.
    En effet, Caroline avait pris le traitement mortel, en présence des membres d’EXIT. Elle était déjà décédée.
    On m’a dit qu’après mon départ, elle aurait déclaré :
    — Mes vœux sont exaucés. J’ai toujours espéré prendre mon psychiatre dans mes bras et lui faire un câlin.
    C’était il y a presque dix ans. Je pense encore régulièrement à ce moment.
    À son calme.
    À la sérénité.
    Et à la joie qu’elle a manifestée entre l’acceptation de son suicide assisté et la réalisation de cet acte.