Je m’assieds en terrasse pour manger. À la table voisine, trois hommes assez âgés parlent à voix haute, d’une manière presque théâtrale. Le premier, le plus énergique, s’exprime avec la véhémence d’un syndicaliste. Le deuxième a une voix aiguë et précipitée. Le troisième, plus discret, se contente de quelques commentaires sobres, glissés ici et là. Ils débattent de la politique actuelle de l’HFR – l’Hôpital fribourgeois – et de sa durabilité.
Je commence à enregistrer la scène avec mon téléphone. La conversation est trop décalée, trop caricaturale pour ne pas en garder une trace. Des mots soutenus, des tournures précises, un langage médical intact… mais vidé de sa substance. J’interromps vite l’enregistrement : le premier se lève et salue les autres, le deuxième transmet ses salutations à une certaine Géraldine, et le troisième, distrait, commande un autre verre de blanc.
Un peu plus tard, les deux restants plaisantent à propos des mouches qu’ils écrasent, puis commentent d’un ton neutre le match de tennis diffusé à la télévision.
Pourquoi enregistrer ? Parce que ce langage, si sérieux, si choisi, sonnait comme une coquille vide. Comme si ces hommes ne partageaient plus avec le monde médical que la langue, et non plus l’élan, ni l’âme. L’âme, elle, était partie depuis longtemps.
Cette scène m’a rappelé un épisode ancien, à l’hôpital Némazi de Chiraz. Un jeune homme, très beau, issu d’une famille haut placée, y avait été admis en état de mort cérébrale. La famille refusait de débrancher les appareils. Le corps était là, maintenu artificiellement, mais déjà en décomposition. L’odeur était telle qu’il fallait entrer dans la chambre avec un masque.
Ce jour-là, j’ai appris quelque chose de fondamental : un corps sans vie doit être enterré. Sinon, il pourrit. Même le plus beau devient laid. Horriblement laid.
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