J’ai déposé Hadi, mon meilleur ami de l’université, et Mitra, sa femme, à Zurich, après quelques jours passés à Bulle.
Sur le chemin du retour, Hadi m’a demandé :
— Après toutes ces années en Europe, comment compares-tu les Européens à nous ?
J’ai souri.
— La première fois qu’on s’est vus, c’était il y a trente-huit ans, ai-je répondu. Tu venais de Kermanshah, comme d’autres arrivaient de Tabriz, Sanandaj, Ahvaz ou Zahedan. Il y avait des Perses, des Kurdes, des Lors, des Turcs, des Baloutches etc. On ne voyait au début que des accents, des couleurs, des habitudes. Mais avec le temps, tout ça s’est estompé. On est devenus simplement Iraniens.
Je me suis arrêté un instant, puis j’ai ajouté :
— Aujourd’hui, c’est la même chose ici. Je vois encore les différences, mais elles me paraissent secondaires. Ce qui domine, c’est l’humanité. Je la sens partout, et elle me touche bien plus que les écarts culturels.
En silence, nous avons écouté la musique et entre autres, cette chanson de Sima Bina, un air folklorique que je traduis ainsi :
Comme un oiseau de nuit, tu as chanté puis tu es parti,
Tu as fait trembler mon cœur, puis tu es parti.
Tu as entendu le tumulte de la tempête,
Et tu as cessé de chanter… puis tu es parti.
La première fois que j’avais entendu cette mélodie, c’était une des fois que je déposais mon frère au terminal. Il partait pour Rasht, à 1500 kilomètres au nord, pour y étudier. Je m’étais alors retrouvé seul, le cœur serré, les yeux humides.
En déposant Hadi et Mitra à leur hôtel, cette même sensation est revenue. Les mêmes yeux. Les mêmes larmes silencieuses.
Et puis j’ai pensé à mon père. À ses yeux, à lui. La première fois que je l’ai vu pleurer, c’était il y a vingt-six ans, le jour où j’ai quitté l’Iran.
Peut-être que l’humanité tient en deux images de lui — deux souvenirs compréhensibles pour n’importe quel être humain.
Le premier : le jour où j’ai reçu les résultats du concours d’internat. J’étais admis en psychiatrie, en France. Mon père s’est levé, et sans réfléchir, il a dansé.
Le second : ce matin où il me voyait partir, les yeux pleins de larmes.
Laisser un commentaire