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  • Avant que la démence n’emporte l’humanité

    Mon cœur est déchiré, et je me répète ce vers de Hafez :

    « Maintenant, je prends la route vers l’Ami.
    Et si je meurs, au moins ce sera sur le chemin. »

    Un État régulièrement accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et — aujourd’hui — de génocide, a attaqué notre peuple. Il tue, il détruit, il affame, il efface.

    Avant qu’une démence collective n’efface la mémoire de l’humanité, j’écris ce qui est déjà écrit ailleurs :

    – La Bible hébraïque contient des récits d’extermination totale : des peuples comme les Cananéens, Amoréens, Hittites, Phéréziens, Héviens, Jébusiens sont décrits comme ayant été « dévoués à l’interdit » — tués hommes, femmes, enfants et bétail — par commandement divin.

    – Certains courants religieux et nationalistes en Israël s’en réclament encore aujourd’hui, en justifiant par ces textes leur vision d’un droit absolu sur cette terre.

    – Dans cette même terre, des organisations internationales, des ONG indépendantes et des rapporteurs de l’ONU ont documenté, depuis des décennies, des crimes systématiques à l’encontre du peuple palestinien.

    – Aujourd’hui, l’accusation de génocide n’est plus seulement symbolique ; elle est portée devant la justice internationale.

    Même si la démence devait un jour effacer mes souvenirs personnels, je garderai dans mon esprit que ce gouvernement, soutenu par la plupart des puissances occidentales, agit au nom d’un récit qui, pour certains de ses partisans, justifie encore ce verset :

    « Va maintenant, frappe Amalec, et dévouez par interdit tout ce qui lui appartient ; tu ne l’épargneras point, tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes. »


  • De quelle couleur s’habille un violoniste?

    MMa mémoire ne me permet pas de savoir s’il s’agissait d’un costume crème ou beige, ni de distinguer d’autres détails.
    Mais je me rappelle la fascination que j’éprouvais pour cet homme qui jouait du violon, les yeux fatigués.
    J’étais haut comme trois pommes à ce mariage… de qui ? Je ne sais pas.
    C’est un simple souvenir d’un homme épuisé qui, pourtant, continuait à faire naître de la joie dans le monde. Il me revient souvent, aux heures de fatigue.

    Le concert d’hier soir, à Zurich, n’avait rien d’un mariage. Shajarian a chanté l’Iran.
    Derrière lui, des images de montagnes, de jardins et de monuments défilaient.
    On entendait pleurer ici et là.

    J’y suis allé à contrecœur.
    J’étais — je suis — en colère.
    Contre mes compatriotes, approuvant l’agression d’un peuple étranger. Peu importe que j’aime ou non notre régime : il existe des colères qui dépassent les gouvernements.

    Et pourtant, dès que sont apparues les montagnes du Zagros et ces mots :
    « Ô mon pays, tu es mon ami, ma terre et mon amour. Tu es la source de soleil. »
    …j’ai pleuré, moi aussi.

    Je suis iranien.
    Et mon cœur se déchire encore en entendant Saadi :
    Ô chamelier, avance lentement,
    Car la paix de mon âme est dans ta caravane.
    Le cœur que je portais en moi
    S’en va, emporté par celle que j’aime.

    Je suis iranien.
    Et je puise ma force dans ces vers de Hafez :
    Viens, que les fleurs jaillissent et que le vin coule à flots,
    Déchirons la voûte céleste et rêvons un monde nouveau.

    Ce concert fut un mélange de tristesse, de déchirement et d’une joie offerte par la musique —
    tandis que les musiciens portaient une seule couleur : le noir.
    Pas la couleur du musicien de mes souvenirs… mais celle de deuil.



  • Les chats de mon père

    Mon père est décédé il y a huit ans. Il ne m’a jamais vraiment parlé de ses chats.
    Moi, j’ai encore un peu de temps pour parler des miens.

    Le dernier en date, c’était Ciboulette — mais on l’appelait aussi Garfield.
    Ciboulette, parce qu’au départ, tout le monde pensait que c’était une chatte enceinte, tant il était gros. Plus tard, on a appris que c’était un mâle.
    Son maître — ce petit branleur, comme on disait — n’en avait rien à faire. On l’a recueilli au cabinet.
    Quelques mois plus tard, il a disparu. Le maître serait parti avec lui en déménageant.
    Il manque encore à certains patients, même après cinq ou six mois.

    Milou appartenait à mon fils, à Savigny.
    La nuit du 31 décembre 2014, je suis rentré et je ne l’ai pas vu. Il n’est jamais revenu.
    Quelques mois plus tard, je l’ai retrouvé enseveli sous la neige, à cinq mètres de la chatière de la porte.
    Il y avait encore des traces de sang figé sur ses flancs.

    À l’adolescence, un jour, mes frères, mes sœurs et moi avons entendu des miaulements venant du chantier voisin.
    Avec mon frère, on a escaladé le mur pour y entrer. Le chantier était temporairement abandonné.
    Là, dans un coin, des chatons étaient restés prisonniers dans du goudron. Il provenait d’un tonneau renversé.

    À partir de ce moment-là, ma mémoire est vide. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ces pauvres bêtes.
    Mon frère dit que notre père les a sauvés.
    Mais moi, je pense qu’il n’y avait qu’une seule manière de les libérer : abréger leur souffrance.

    Je reviens aux chats de mon père.

    Parfois, à ce propos, je taquine ma mère en lui demandant si elle a des nouvelles d’eux.
    Elle répond toujours naïvement que « c’est une vieille histoire »…
    et m’explique que son mari, mon père, avait perdu un frère, tout petit, vers l’âge de quatre ou cinq ans,
    et que sa mère lui avait donné des chats pour qu’il se sente moins seul.
    Et que ces chats sont sûrement déjà morts.

    Peut-être.

    Mais ces chats que je n’ai jamais vus, continuent à vivre en moi.

  • Le ciel

    Ma mère m’avait dit que le ciel était de la même couleur partout dans le monde.
    Ce soir, en rentrant, j’ai regardé ce plafond bleu et j’ai constaté que oui — c’est bien la même couleur.

    Mais parfois, je sens que non. Ce n’est pas le même ciel. Pas celui sous lequel j’ai attrapé mon lézard. Ni celui sous lequel j’ai vécu l’instant le plus calme et détendu de ma vie : allongé sur la terrasse de chez moi à Chiraz, un soir d’été, à regarder deux chatons jouer ensemble.

    Sous ce même ciel, sur cette même terrasse, j’ai aussi connu l’instant le plus poétique de ma vie :
    ma fiancée de l’époque m’avait montré du doigt « son étoile ».

    Je les ai perdues. Et elle. Et son étoile.

    Parmi les rares véritables universalités humaines, il y a cette pulsion de penser à chez soi, là où l’on est né, où l’on a grandi —
    et ce fantasme obstiné du retour, illustré dans cette chanson folklorique de Chiraz :

    Je suis un oiseau blanc à l’aile cassée.
    Ô ciel, aide-moi à voler, pour que je puisse mourir devant la porte de Chiraz.

    Je suis persuadé qu’en Gruyère, il existe l’équivalent de ces mots, dans un vieux patois.
    Et qu’un Gruérien, quelque part de l’autre côté du monde, pense à sa région, à ses premiers amis, à ses premiers flirts, à la maison de son enfance…
    et, tous les jours, à sa maman.

  • Mon cousin Bahram

    Bahram, mon cousin, est mort de thalassémie à l’âge de 18 ans. J’en avais 23.
    À l’époque, malgré les transfusions régulières, les patients atteints de thalassémie majeure étaient condamnés. Aujourd’hui, une greffe de moelle osseuse les guérit dans bien des cas.

    Ce n’est que dix ans après sa mort que j’ai osé raconter cette histoire dans ma famille. Et maintenant, trente-trois ans plus tard, je peux même l’écrire ici.

    Nous étions dans un grand parc naturel, à une dizaine de kilomètres de la ville, pour célébrer Sizdeh-Bedar, le treizième jour du calendrier iranien, où chacun est censé quitter la maison pour faire la fête dans la nature.
    Je demande à tout le monde si quelqu’un veut aller aux toilettes. Seul Bahram me répond.

    À l’époque, j’étais très croyant, et particulièrement respectueux des règles d’hygiène islamique. Le pot hygiénique — âftâbeh — était pour moi presque sacré comme pour tout musulman sensé se laver avec.

    Nous marchons trente à quarante minutes avant de tomber sur une file d’attente d’une vingtaine de personnes. Trente à quarante minutes plus tard, c’est enfin notre tour. D’abord lui, puis moi.

    Sur le chemin du retour, Bahram est soudainement joyeux, détendu, presque euphorique.

    — Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu étais silencieux et contrarié, et maintenant te voilà rayonnant, je lui demande.

    Il ne répond pas tout de suite. Je repose la question, plusieurs fois. Et puis il finit par avouer, un sourire en coin :

    — J’ai pissé dans leur âftâbeh.


    Et aujourd’hui encore, je souris en pensant à cette révolte discrète et absurde, ce souvenir avec lequel il me fait encore des clins d’oeil avec une tendresse particulière.

  • Un pèlerinage secret en Suisse

    Même les Suisses de souche me disent que mon image de ce pays est un peu idéalisée. Mais j’aime vraiment rendre hommage à cette terre qui m’accueille depuis douze ans, à travers deux souvenirs.

    Le premier remonte à onze ans, lorsque j’habitais Savigny, dans le canton de Vaud. Mon propriétaire m’avait mis en garde contre le voisin suisse allemand, “aussi strict que les autres germanophones”, disait-il.

    Le lendemain de Noël cette année-là, j’ai ouvert la porte à ce voisin venu m’offrir une boîte de chocolats. Il a refusé mon invitation à entrer, mais m’a proposé de venir chez lui pour un café.
    Chez lui, j’ai été accueilli chaleureusement par sa femme. Nous avons discuté deux ou trois heures dans une ambiance amicale et détendue.
    Au moment de mon départ, il m’a dit, avec beaucoup de respect, que mon chat faisait ses besoins devant chez eux, et qu’il aimerait que je trouve une solution.
    Je suis resté fasciné par cette façon de faire : directe mais respectueuse, chaleureuse mais précise.

    Le deuxième souvenir date d’un soir, il y a huit ans. Je marchais dans la Grand-Rue de Bulle avec ma mère, venue passer quelques semaines chez moi.
    À un moment, elle m’a dit :
    Hamid, tu peux rentrer au pays, le ciel a la même couleur.
    Elle voulait dire que je pourrais vivre aussi bien chez nous.
    Spontanément, j’ai baissé la tête et traversé la rue, juste devant une voiture. Le conducteur s’est arrêté, m’a souri et m’a laissé passer, suivi de ma mère.
    De l’autre côté, je me suis tourné vers elle et j’ai dit :
    Tu vois, maman ? Le ciel n’a pas la même couleur ici.

    J’aime raconter ces deux souvenirs à mes amis quand ils viennent me rendre visite. Je les emmène volontiers au village de Rossinière, pèlerinage discret pour les Iraniens de ma génération, bercés par le dessin animé Avec Annette aux Alpes.
    Avec mes amis, nous partageons nos souvenirs d’enfance, admiratifs du courage de Julien, traversant les montagnes enneigées, par une nuit de tempête, pour réparer l’erreur qui avait blessé Denis, le frère d’Annette.
    Et parfois, avec les yeux humides.

  • Le jour où il a dansé

    J’ai déposé Hadi, mon meilleur ami de l’université, et Mitra, sa femme, à Zurich, après quelques jours passés à Bulle.
    Sur le chemin du retour, Hadi m’a demandé :
    — Après toutes ces années en Europe, comment compares-tu les Européens à nous ?

    J’ai souri.
    — La première fois qu’on s’est vus, c’était il y a trente-huit ans, ai-je répondu. Tu venais de Kermanshah, comme d’autres arrivaient de Tabriz, Sanandaj, Ahvaz ou Zahedan. Il y avait des Perses, des Kurdes, des Lors, des Turcs, des Baloutches etc. On ne voyait au début que des accents, des couleurs, des habitudes. Mais avec le temps, tout ça s’est estompé. On est devenus simplement Iraniens.

    Je me suis arrêté un instant, puis j’ai ajouté :
    — Aujourd’hui, c’est la même chose ici. Je vois encore les différences, mais elles me paraissent secondaires. Ce qui domine, c’est l’humanité. Je la sens partout, et elle me touche bien plus que les écarts culturels.

    En silence, nous avons écouté la musique et entre autres, cette chanson de Sima Bina, un air folklorique que je traduis ainsi :

    Comme un oiseau de nuit, tu as chanté puis tu es parti,
    Tu as fait trembler mon cœur, puis tu es parti.
    Tu as entendu le tumulte de la tempête,
    Et tu as cessé de chanter… puis tu es parti.

    La première fois que j’avais entendu cette mélodie, c’était une des fois que je déposais mon frère au terminal. Il partait pour Rasht, à 1500 kilomètres au nord, pour y étudier. Je m’étais alors retrouvé seul, le cœur serré, les yeux humides.
    En déposant Hadi et Mitra à leur hôtel, cette même sensation est revenue. Les mêmes yeux. Les mêmes larmes silencieuses.

    Et puis j’ai pensé à mon père. À ses yeux, à lui. La première fois que je l’ai vu pleurer, c’était il y a vingt-six ans, le jour où j’ai quitté l’Iran.

    Peut-être que l’humanité tient en deux images de lui — deux souvenirs compréhensibles pour n’importe quel être humain.
    Le premier : le jour où j’ai reçu les résultats du concours d’internat. J’étais admis en psychiatrie, en France. Mon père s’est levé, et sans réfléchir, il a dansé.
    Le second : ce matin où il me voyait partir, les yeux pleins de larmes.


  • Fin tragique d’un corps sans vie.

    Je m’assieds en terrasse pour manger. À la table voisine, trois hommes assez âgés parlent à voix haute, d’une manière presque théâtrale. Le premier, le plus énergique, s’exprime avec la véhémence d’un syndicaliste. Le deuxième a une voix aiguë et précipitée. Le troisième, plus discret, se contente de quelques commentaires sobres, glissés ici et là. Ils débattent de la politique actuelle de l’HFR – l’Hôpital fribourgeois – et de sa durabilité.

    Je commence à enregistrer la scène avec mon téléphone. La conversation est trop décalée, trop caricaturale pour ne pas en garder une trace. Des mots soutenus, des tournures précises, un langage médical intact… mais vidé de sa substance. J’interromps vite l’enregistrement : le premier se lève et salue les autres, le deuxième transmet ses salutations à une certaine Géraldine, et le troisième, distrait, commande un autre verre de blanc.

    Un peu plus tard, les deux restants plaisantent à propos des mouches qu’ils écrasent, puis commentent d’un ton neutre le match de tennis diffusé à la télévision.

    Pourquoi enregistrer ? Parce que ce langage, si sérieux, si choisi, sonnait comme une coquille vide. Comme si ces hommes ne partageaient plus avec le monde médical que la langue, et non plus l’élan, ni l’âme. L’âme, elle, était partie depuis longtemps.

    Cette scène m’a rappelé un épisode ancien, à l’hôpital Némazi de Chiraz. Un jeune homme, très beau, issu d’une famille haut placée, y avait été admis en état de mort cérébrale. La famille refusait de débrancher les appareils. Le corps était là, maintenu artificiellement, mais déjà en décomposition. L’odeur était telle qu’il fallait entrer dans la chambre avec un masque.

    Ce jour-là, j’ai appris quelque chose de fondamental : un corps sans vie doit être enterré. Sinon, il pourrit. Même le plus beau devient laid. Horriblement laid.

  • Pinochet, les chiottes et la démocratie

    Avec une petite recherche sur Wikipédia, je peux retrouver la date exacte : le 9 décembre 1998.
    Ce jour-là, Jack Straw donne son feu vert pour l’extradition du général Pinochet. Je ne connais toujours pas grand-chose de sa biographie, mais je sais qu’il est arrivé au pouvoir un certain 11 septembre du XXe siècle. Il a pris le pouvoir par un coup d’État appuyé par les Américains, et il a fait des dizaines de milliers de victimes dans son pays.
    L’histoire du 11 septembre chilien est reléguée aux oubliettes, et l’on ne retient du 11 septembre que celui de 2001, lorsque Al-Qaïda a fait plusieurs milliers de morts.

    Ce jour de décembre 1998, alors que je marchais vers mon unité, une cheffe de service de l’hôpital de Ville-Évrard, où j’étais interne, s’est approchée de moi avec enthousiasme pour me demander si j’avais eu la nouvelle. Je lui ai répondu non, et elle m’a expliqué. Mon incompréhension n’était pas seulement due au fait que je n’étais pas encore au courant de l’histoire du Chili, mais aussi à ce détail trivial et pourtant marquant : elle portait l’odeur de quelqu’un qui sort des toilettes sans avoir pris soin de lui.

    C’est ce jour-là, à l’âge de 29 ans, que j’ai compris – enfin – que tout le monde va aux toilettes, tout le monde s’assoit sur la cuvette, tout le monde fait ses besoins.
    En même temps, le mythe d’un Occident impeccable, soigné, respectueux des protocoles et toujours dans le bon ton, s’est effondré dans ma tête. Je me suis rappelé comment, quelques mois avant mon arrivée en France, j’avais fait attention à tout quand j’étais invité à l’ambassade de France à Téhéran comme futur interne des hôpitaux de Paris. Pour cette soirée à l’ambassade, j’avais acheté un nouveau costume et une cravate, j’avais fait attention à tous les détails, et j’avais même improvisé une amie comme compagne de l’événement.
    Le 9 décembre 1998, j’ai constaté également l’absurdité de toute mon idéalisation du monde de ce côté.

    Le temps a passé, et aujourd’hui, toute ma foi est perdue vis-à-vis des idéaux de ce monde. Je suis fermement convaincu d’une chose : personne n’est innocent, personne n’est saint, et chacun peut avoir sa part de “merde”.
    J’ai même appris que les prétendants à « la plus grande démocratie » ne sont pas moins coupables que les dictateurs les plus féroces. J’ai appris l’histoire de la colonisation, de l’esclavage, et de l’ingérence des grandes puissances dans le monde. Et j’observe, aujourd’hui encore, le génocide du peuple palestinien par « la seule démocratie » du Moyen-Orient.

  • Les adieux

    Les adieux d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes.
    Avant, il y a des décennies, ils avaient un autre goût – amer, nostalgique. Chaque adieu était unique, comme un paysage naturel qui ne ressemble jamais à un autre.

    Adieu Babak, mon ami d’école primaire, fils de haut gradé des Fadaii du Peuple.
    Je garde encore en mémoire ton adresse d’alors : Laleh, quartier des Alizadeh, numéro 5.
    Parfois, je fredonne cette adresse comme une chanson, sachant que ce quartier est maintenant rempli d’immeubles à plusieurs étages.

    Adieu Parviz, mon ami du quartier.
    Je revois encore notre duel muet, face à face, debout sur le portail de chez moi – celui qui tomberait le premier.
    On ne s’est jamais dit adieu. Ce fut pourtant notre dernière rencontre.

    Adieu Rahman.
    Je me souviens t’avoir vu sortir ton buste à moitié par la fenêtre d’un taxi. Tu as crié mon nom et dit adieu en poursuivant ta route, habillé en soldat.
    Nous t’avons enterré dans le carré des martyres au cimetière. Ton portrait est encore sur le mûr de la boulangerie du quartier, face à ton frère.

    Adieu Ghamat.
    On s’était disputés, on s’était battus. Tu étais ma bête noire dans le quartier. Tu es parti à la frontière sans adieu.
    J’ai appris ta mort à la frontière, rapportée par Jamal.

    Adieu Jamal.
    Aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard, ma plus grande peine est de revoir cette dernière scène.
    Tu m’as dit au revoir avant d’entrer dans l’unité des grands brûlés.
    Tu n’avais plus la force ni la souplesse pour couvrir tes fesses.
    Ton geste d’immolation t’a laissé mourir dans des douleurs atroces.

    Le monde de la Suisse d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec l’Iran d’autrefois.
    Je déjeune avec Tamarisk. Nous nous disons au revoir, conscients que, malgré son départ en Irlande du Nord, nous resterons en contact.
    Il n’y a aucun danger sur la route.

    Rêvons d’un monde où les adieux ressembleraient à cela.