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  • Que cherches tu Hamid?

    J’ai quitté mon pays avec un monde auquel j’appartenais — le monde iranien, musulman — pour m’installer dans un autre : européen, chrétien.

    Les sommets de mon bagage culturel tenaient en trois livres : le Coran, Hafez, Khayyam. Ils me donnaient la certitude d’avoir des choses à dire. Mais ici, j’ai aussi appris à écouter, à découvrir une autre culture, un autre regard — et à les chérir.

    Au début, je voyais surtout à travers les émotions et les contacts humains — ce langage universel. Sans maîtriser la langue, je percevais mieux ce langage universel. J’ai découvert que les gens pleurent et rient de la même manière. Qu’ils sont fiers, comme je le suis, et ont honte des mêmes choses.. Et déjà, je comprenais : ce qui nous unit est infiniment plus vaste que ce qui nous sépare.

    Aujourd’hui, j’en suis convaincu : les guerres ne sont pas des conflits entre peuples, mais entre entités étrangères à eux. Les peuples ne se haïssent pas. Ceux qui s’affrontent sont des groupes trompés, manipulés, aliénés. Et même si ces conflits semblent parfois inévitables, ils ne disent rien de l’humanité profonde.

    Alors ne cherche plus rien ici, Hamid. Regarde la Terre — ce point bleu pâle — comme l’a vue Voyager 1, quittant le système solaire. Et souviens-toi : ce système lui-même n’est qu’un grain de poussière suspendu dans l’immensité.

  • Mon débarquement

    Il y a 26 ans, j’ai quitté mon pays natal, l’Iran, pour la France. Un poste d’interne en psychiatrie m’y attendait. Malgré ma solide maîtrise de la grammaire et du vocabulaire — sans prétention — je ne connaissais rien aux expressions françaises ni à la culture européenne. J’avais appris le français chez moi à l’aide des livres et quelques cassettes.

    Ce contraste saute aux yeux dès ma première gaffe- je l’ai remarqué beaucoup plus tard.

    Quinze jours après mon arrivée, l’infirmière-cheffe du service “Île-de-France”, où j’allais travailler, me présente au chef de service :
    – C’est le Dr Nayeripoor. Il débarque.

    Je n’avais jamais entendu cette expression. Sans perdre de temps, j’ai décomposé le mot : dé + barque + er. Dans ma tête, une image s’est formée : celle d’un immigré descendant d’un bateau.

    – Mais ça fait deux semaines que je suis ici… et je suis venu en avion, ai-je répondu, naïvement, du tac au tac.

    Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, je regarde ce jeune homme avec une sorte d’admiration mêlée de tendresse. Ce jeune, c’était moi. Seul, étranger, débarqué dans un monde inconnu, sans connaître personne.

    Dans ma valise, j’avais trois livres : le Coran, Hafez et Khayyam. Mais pas de dictionnaire. Je ne l’avais même pas envisagé.

    Le monde iranien était encore là, intact. Et face à lui, ce nouveau monde — totalement neuf, totalement autre.

  • Patrick Chaltiel

    Voici un nom que l’oubli de la démence ne pourra effacer.
    Il est gravé comme dans le marbre.

    C’est le premier nom que j’ai connu comme interne en psychiatrie.
    Mon premier chef de service — dont le souvenir me donne encore aujourd’hui un sentiment de bien-être.

    Six mois d’internat sous sa surveillance m’ont appris qu’on peut être à la fois médecin et humaniste.
    Que la barrière entre médecin et malade n’est pas un mur. Et que la psychiatrie est aussi un art.

    Rappelle-toi, Hamid, sa tolérance, sa bienveillance.

    N’oublie pas ce jour où l’un des patients les plus difficiles s’est approché de lui :
    — Je peux vous appeler Patrick ?
    — Pourquoi pas.

    Et le lendemain :
    — Je peux vous faire la bise ?
    — Pourquoi pas.

    Rappelle-toi, Hamid, qu’il ne t’a jamais mal parlé.
    Même en voyant ton incompétence du début, ta grande difficulté linguistique, et le fossé culturel immense en “débarquant” d’Iran.

    Garde ce nom.
    Suis son enseignement.
    Et continue à te dire, à chaque réussite :
    « Chaltiel aurait été fier de moi, s’il avait été là. »

    Et ne culpabilise pas de ne pas lui avoir dit, en face, toute ta reconnaissance.

    Pour ton père, c’était la même chose.
    Tu n’as jamais pu lui rendre hommage de son vivant.

  • Caroline

    Elle avait une quarantaine d’années quand je l’ai connue.
    À force de couper et de se scarifier, elle avait les avant-bras plus épais que mes mollets. Elle vivait en foyer, et deux ou trois fois par mois, elle était internée — pour fugue, tentative de suicide, ou automutilation.

    J’ai accepté de la prendre en charge en ambulatoire et un de ses premiers appels était pour me dire qu’elle était cachée dans sa planque habituelle et qu’elle ne voulait pas rentrer.
    Je lui ai proposé de venir me voir en ville, pour éviter que les personnels du foyer ou de l’hôpital ne la voient.
    Je me suis aussi engagé à ne pas révéler son passage à la police.


    Elle a accepté.
    On s’est assis sur une terrasse. Détendus.
    Je l’ai accompagnée à regarder les filles passer, alors que les voitures de police parcouraient la ville à sa recherche.
    Pour elle, c’était magique.
    « Je n’avais jamais eu cette attitude d’acceptation », disait-elle régulièrement depuis cet après-midi mythique.

    J’ai accepté l’évidence : avec ses problèmes de santé, il était très difficile de vivre.
    J’ai donné mon accord de psychiatre à EXIT pour un suicide assisté, et celui-ci a validé sa demande.


    Entre l’acceptation de son départ et le suicide lui-même, elle a vécu trois ou quatre mois de vrai bien-être.
    Elle était tellement « heureuse », de bonne humeur, enthousiaste, que personne ne pouvait croire que, le jour venu, elle prendrait la potion.

    C’est une patiente que j’ai accompagnée jusqu’à sa mort — une libération pour elle.

    Je l’ai emmenée à Lausanne pour boire une vodka–Red Bull.
    Je l’ai conduite dans son village natal.
    Sur le chemin, elle m’a raconté ses déboires.
    Et pour la première fois de sa vie, en parlant des agressions qu’elle avait subies, elle ne pleurait pas.
    C’est elle-même qui l’a constaté.


    Et encore aujourd’hui, après plusieurs années, en regardant ma bibliothèque, je tombe parfois sur une vieille tablette que je n’utilise plus.
    Dedans, il y a les vidéos qu’elle m’avait transmises.
    Dont celle où elle me pousse sur une balançoire.

  • La puissance d’une rencontre


    Il y a vingt ans. À l’époque, je n’avais ni peur de la démence, ni crainte du vieillissement. Ma mémoire était bonne, mon regard “perçant”.
    En effet, je suis iranien. Pas seulement le regard : tout mon être était encore profondément “persan”, et je pouvais reconnaître un compatriote à des mètres.
    C’est lors d’une réunion de psychiatres lacaniens que j’ai croisé un regard familier. Un autre Iranien. On a commencé à discuter en sortant de la salle.
    — Qu’est-ce que tu fais ? ai-je demandé.
    — Je suis psychologue en Suède, m’a-t-il répondu.
    — Et moi interne en psychiatrie. Et là-bas, comment ça marche ?
    — Les Suédois ne sont pas très intelligents. Ils cherchent juste un petit truc simple pour régler le problème. Pas de discussions passionnantes comme ici.
    Sur le moment, j’ai ressenti une certaine fierté de faire ma formation en France.
    Mais quelques mois plus tard, cette phrase m’est revenue. Et j’ai pensé ceci :
    Le rôle d’un psychiatre, comme celui d’un médecin, ou de toute personne qui aide, ce n’est pas de tenir de beaux discours. C’est de trouver, justement, ce petit truc simple qui peut soulager.
    Depuis, cette idée m’accompagne. Elle a contribué à faire de moi l’homme que je suis devenu.
    Je dis souvent à mes patients que je ne sais pas, ou que je ne comprends pas. Mais j’essaie de les aider, avec ce que j’ai.
    Parfois, avec des moyens de bord.
    Parfois, avec des idées farfelues.
    Mais toujours, sincèrement.

  • Adieu Caroline


    C’était une sorte de goodbye party sur une terrasse de café à la Grand-Rue.
    Caroline avait invité une dizaine de personnes, dont son père, qui n’était pas là.
    Même à la fin de la soirée, elle a essayé de l’appeler, sans succès.
    L’ambiance était amicale, sincère et joyeuse. Personne n’était triste, malgré le fait que son voyage allait être définitif, sans retour.
    J’ai été le premier à partir. En lui disant adieu, je l’ai prise dans mes bras, puis je lui ai fait la bise.
    La nuit, j’ai dormi comme un bébé. Le matin, je ne me rappelais pas de ce qui devait se passer, jusqu’à ce que sa référente m’appelle.
    — C’est fait. Elle a pris le traitement et est partie en paix, m’a-t-elle dit.
    En effet, Caroline avait pris le traitement mortel, en présence des membres d’EXIT. Elle était déjà décédée.
    On m’a dit qu’après mon départ, elle aurait déclaré :
    — Mes vœux sont exaucés. J’ai toujours espéré prendre mon psychiatre dans mes bras et lui faire un câlin.
    C’était il y a presque dix ans. Je pense encore régulièrement à ce moment.
    À son calme.
    À la sérénité.
    Et à la joie qu’elle a manifestée entre l’acceptation de son suicide assisté et la réalisation de cet acte.

  • Mon père

    Que serais-je devenu sans cette belle étoile grâce à laquelle je suis arrivé ici, en échappant aux catastrophes et aux dangers ?
    Qui serais-je sans mon père, qui — tel un destin bienveillant — a toujours couvert mes écarts et mes bêtises ?
    Comment pourrais-je oublier le jour où ma mère s’est approchée de moi, furieuse, en pointant du doigt le briquet tombé de ma poche ?
    Et mon père qui s’était baissé, l’avait ramassé, mis dans sa poche :
    C’est mon briquet, avait-il dit.
    Et cette nuit où il avait fait des recherches pour me retrouver, alors que j’étais en garde à vue à la police des mœurs.
    Ils m’avaient arrêté en flagrant délit — en train d’embrasser une fille dans un coin isolé.
    Il n’a jamais reparlé de cet événement, après m’avoir sorti de leurs griffes grâce à ses relations.
    Ma fierté, peut-être, est d’être devenu son image… comme dans ce souvenir :
    Mes parents, ma femme, mon fils et moi voyagions de Paris à Amsterdam.
    On s’arrête sur une aire de repos. Je fais semblant de marcher un peu, m’éloigne à droite de la boutique, j’allume une cigarette.
    Puis je continue, tourne à gauche pour passer derrière. Et je vois mon père, la cigarette à la bouche. Il avait fait le même trajet de l’autre côté de la boutique.
    Une image de moi — ou moi, une image de lui.
    Un de mes grands regrets, c’est de ne jamais avoir partagé ce souvenir avec lui avant sa mort, en 2016.

  • Fumée aux urgence de Henri Mondor

    Il y a entre 15 et 17 ans, à l’hôpital Henri Mondor en banlieue parisienne, les urgences grouillaient ce jour-là d’agents de sécurité, de pompiers et de policiers.
    Mais ce n’était pas comme d’habitude, pour gérer un patient difficile. Ce n’était pas non plus comme quelques années auparavant, lorsqu’une collègue avait été prise en otage par un patient armé d’un couteau pendant deux ou trois heures.

    Cette fois, il y avait de la fumée. L’origine était inconnue, et tout le monde redoutait un incendie prêt à se propager.
    Puis l’agitation est retombée, les équipes sont parties, et personne n’a su d’où venait cette maudite fumée.


    Je suis rentré dans mon bureau, et j’ai respiré tranquillement. J’étais sauvé.

    L’histoire, de mon point de vue, est celle-ci :

    Ce matin-là, j’entre dans mon bureau de psychiatre des urgences.
    Je fume une cigarette, puis je jette le mégot dans la poubelle. Je m’absente.
    Quand je reviens une demi-heure plus tard, la pièce est remplie de fumée blanche.
    La fenêtre est condamnée, alors j’ouvre la porte pour aérer discrètement. Mais la fumée s’est déjà répandue partout.

    Les collègues s’inquiètent, appellent la sécurité. Les pompiers, la police arrivent. Ils fouillent non seulement les urgences, mais aussi les 16 étages de ce gigantesque hôpital.

    Je suis face à un choix :
    soit je me dénonce, avec le risque d’être réprimandé — voire sanctionné —
    soit je poursuis ma cachoterie.

    Je choisis la deuxième option.
    Je résiste à mon cœur qui palpite de peur. À l’angoisse.
    À chaque fois qu’un collègue renifle près de mon bureau, je dis :
    — Peut-être que ça vient d’ici. Laissez-moi vérifier.
    Je vais voir… et je ressors :
    — Non, c’est pas ici.

    La matinée passe. L’affaire est classée.


    Aujourd’hui, l’eau a coulé sous les ponts, et je ne suis plus condamnable par la loi.
    Je repense à cette histoire avec l’excitation d’un adolescent qui raconte son premier baiser.


  • Esprit Positif

    Je croise ce matin le postier du quartier et on échange quelques mots.
    – Je ne travaille pas. Je commence le matin à 6h pour charger les colis dans le camion et c’est mon fitness de la journée. Je suis le Père Noël toute l’année en livrant des boîtes. Je discute avec les gens et je fais des rencontres. La fin du mois je reçois de l’argent pour le plaisir que je prends.

    Je lui dis que j’adore sa philosophie. Il se présente :Steven.

  • Accepte cette reviviscence!

    Reste là Hamid et accepte le retour répétitif de cette mémoire ancienne. Pose la boîte de mouchoirs sur ton bureau sans culpabilité et tranquillement car cette histoire ne se reproduira peut-être jamais ….

    Je reçois un couple dans mon bureau et je m’assois avec confiance face à eux. Comme beaucoup d’autres fois je suis content et fier de moi, assuré que je gère bien les conflits de couple.
    – Qu’est-ce qui vous amène? Je demande.
    – C’est pour notre fils? Ils répondent.
    Et il raconte l’histoire. Ils sont étrangers en Suisse, en séparation. Leur fils unique était en vacances.
    – Quel âge? Je demande mécaniquement.
    – 18 ans?
    Dans ma tête je pense à moi-même et mon couple. Nous sommes séparés et notre fils unique est en vacances.
    – On a reçu la nouvelle il y a quelques jours comme quoi il est mort dans un accident de voiture.
    Je me sens décomposé. Je suis en état de choc. J’ai du mal à me retenir mais je le fais. Comme stratégie de fuite je leur demande s’ils veulent un café.
    – Non. Merci!
    Quelques minutes plus tard je sors avec le prétexte de faire un café pour moi-même. Je me vois dans le miroir. Mon visage est rouge. Mes yeux aussi.
    Je retourne avec mon café. Et encore quelques minutes interminables de retenue … et finalement je craque. Je pleure devant mes clients.
    Je sors pour chercher une boîte de mouchoirs.


    Voici le récit de la première fois que j’ai mis cet objet classique des bureaux de psychiatre dans ma consultation. C’était pour moi-même. Auparavant j’avais toujours refusé d’en avoir dans mon bureau.
    “Nous sommes responsables de nos émotions et de prendre les mesures nécessaires.” Je croyais.

    “Même la démence ne pourra effacer la souffrance de la perte d’un enfant.”