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  • Mon père

    Que serais-je devenu sans cette belle étoile grâce à laquelle je suis arrivé ici, en échappant aux catastrophes et aux dangers ?
    Qui serais-je sans mon père, qui — tel un destin bienveillant — a toujours couvert mes écarts et mes bêtises ?
    Comment pourrais-je oublier le jour où ma mère s’est approchée de moi, furieuse, en pointant du doigt le briquet tombé de ma poche ?
    Et mon père qui s’était baissé, l’avait ramassé, mis dans sa poche :
    C’est mon briquet, avait-il dit.
    Et cette nuit où il avait fait des recherches pour me retrouver, alors que j’étais en garde à vue à la police des mœurs.
    Ils m’avaient arrêté en flagrant délit — en train d’embrasser une fille dans un coin isolé.
    Il n’a jamais reparlé de cet événement, après m’avoir sorti de leurs griffes grâce à ses relations.
    Ma fierté, peut-être, est d’être devenu son image… comme dans ce souvenir :
    Mes parents, ma femme, mon fils et moi voyagions de Paris à Amsterdam.
    On s’arrête sur une aire de repos. Je fais semblant de marcher un peu, m’éloigne à droite de la boutique, j’allume une cigarette.
    Puis je continue, tourne à gauche pour passer derrière. Et je vois mon père, la cigarette à la bouche. Il avait fait le même trajet de l’autre côté de la boutique.
    Une image de moi — ou moi, une image de lui.
    Un de mes grands regrets, c’est de ne jamais avoir partagé ce souvenir avec lui avant sa mort, en 2016.

  • Fumée aux urgence de Henri Mondor

    Il y a entre 15 et 17 ans, à l’hôpital Henri Mondor en banlieue parisienne, les urgences grouillaient ce jour-là d’agents de sécurité, de pompiers et de policiers.
    Mais ce n’était pas comme d’habitude, pour gérer un patient difficile. Ce n’était pas non plus comme quelques années auparavant, lorsqu’une collègue avait été prise en otage par un patient armé d’un couteau pendant deux ou trois heures.

    Cette fois, il y avait de la fumée. L’origine était inconnue, et tout le monde redoutait un incendie prêt à se propager.
    Puis l’agitation est retombée, les équipes sont parties, et personne n’a su d’où venait cette maudite fumée.


    Je suis rentré dans mon bureau, et j’ai respiré tranquillement. J’étais sauvé.

    L’histoire, de mon point de vue, est celle-ci :

    Ce matin-là, j’entre dans mon bureau de psychiatre des urgences.
    Je fume une cigarette, puis je jette le mégot dans la poubelle. Je m’absente.
    Quand je reviens une demi-heure plus tard, la pièce est remplie de fumée blanche.
    La fenêtre est condamnée, alors j’ouvre la porte pour aérer discrètement. Mais la fumée s’est déjà répandue partout.

    Les collègues s’inquiètent, appellent la sécurité. Les pompiers, la police arrivent. Ils fouillent non seulement les urgences, mais aussi les 16 étages de ce gigantesque hôpital.

    Je suis face à un choix :
    soit je me dénonce, avec le risque d’être réprimandé — voire sanctionné —
    soit je poursuis ma cachoterie.

    Je choisis la deuxième option.
    Je résiste à mon cœur qui palpite de peur. À l’angoisse.
    À chaque fois qu’un collègue renifle près de mon bureau, je dis :
    — Peut-être que ça vient d’ici. Laissez-moi vérifier.
    Je vais voir… et je ressors :
    — Non, c’est pas ici.

    La matinée passe. L’affaire est classée.


    Aujourd’hui, l’eau a coulé sous les ponts, et je ne suis plus condamnable par la loi.
    Je repense à cette histoire avec l’excitation d’un adolescent qui raconte son premier baiser.


  • Esprit Positif

    Je croise ce matin le postier du quartier et on échange quelques mots.
    – Je ne travaille pas. Je commence le matin à 6h pour charger les colis dans le camion et c’est mon fitness de la journée. Je suis le Père Noël toute l’année en livrant des boîtes. Je discute avec les gens et je fais des rencontres. La fin du mois je reçois de l’argent pour le plaisir que je prends.

    Je lui dis que j’adore sa philosophie. Il se présente :Steven.

  • Accepte cette reviviscence!

    Reste là Hamid et accepte le retour répétitif de cette mémoire ancienne. Pose la boîte de mouchoirs sur ton bureau sans culpabilité et tranquillement car cette histoire ne se reproduira peut-être jamais ….

    Je reçois un couple dans mon bureau et je m’assois avec confiance face à eux. Comme beaucoup d’autres fois je suis content et fier de moi, assuré que je gère bien les conflits de couple.
    – Qu’est-ce qui vous amène? Je demande.
    – C’est pour notre fils? Ils répondent.
    Et il raconte l’histoire. Ils sont étrangers en Suisse, en séparation. Leur fils unique était en vacances.
    – Quel âge? Je demande mécaniquement.
    – 18 ans?
    Dans ma tête je pense à moi-même et mon couple. Nous sommes séparés et notre fils unique est en vacances.
    – On a reçu la nouvelle il y a quelques jours comme quoi il est mort dans un accident de voiture.
    Je me sens décomposé. Je suis en état de choc. J’ai du mal à me retenir mais je le fais. Comme stratégie de fuite je leur demande s’ils veulent un café.
    – Non. Merci!
    Quelques minutes plus tard je sors avec le prétexte de faire un café pour moi-même. Je me vois dans le miroir. Mon visage est rouge. Mes yeux aussi.
    Je retourne avec mon café. Et encore quelques minutes interminables de retenue … et finalement je craque. Je pleure devant mes clients.
    Je sors pour chercher une boîte de mouchoirs.


    Voici le récit de la première fois que j’ai mis cet objet classique des bureaux de psychiatre dans ma consultation. C’était pour moi-même. Auparavant j’avais toujours refusé d’en avoir dans mon bureau.
    “Nous sommes responsables de nos émotions et de prendre les mesures nécessaires.” Je croyais.

    “Même la démence ne pourra effacer la souffrance de la perte d’un enfant.”

  • Que nous sommes cons


    Cela fait bien des années que j’ai vu ma collègue Nathalie pleurer comme une madeleine. En même temps, elle me grondait presque en criant.
    Que s’était-il passé ?
    Quelqu’un avait gribouillé le dessin d’un de ses patients en art-thérapie, resté sur le chevalet.
    Quelques jours plus tard, un de mes patients m’appelle pour prendre un nouveau rendez-vous. Il m’explique qu’il était venu à la date prévue, mais qu’il était reparti car j’étais en retard. Et pour preuve… il me dit avoir laissé des signes dans le premier bureau ouvert.
    Encore aujourd’hui, après 8 ou 9 ans, quand je repense à cette histoire, je me dis :
    Mais qu’est-ce qu’ils étaient cons.
    Et puis, ce matin, pour la première fois, je me suis dit :
    Qu’est-ce que je suis con.
    N’était-ce pas de la bêtise que de négliger la tristesse de ma collègue, face à la destruction de l’œuvre de son patient ? Ce qui, pour moi, n’était que quelques traits maladroits ?
    Et n’est-ce pas aussi une forme d’aveuglement que de ne pas avoir compris l’excitation, naïve et ludique, de mon patient ?

  • Adnan, un ami du lycée


    Hier soir, mon frère en Iran m’a transmis le numéro d’un ami que j’avais perdu de vue depuis presque 40 ans : Adnan.
    C’était l’époque de mon « décollage », ces années marquées par tant d’adieux.
    Quelques années auparavant, j’étais encore un garçon quelconque, timide. En première année de lycée, j’ai décidé de changer : de devenir quelqu’un d’autre. J’ai quitté mon premier établissement pour suivre la filière mathématiques-physique.
    C’est lors de ma deuxième année dans cette nouvelle voie que j’ai rencontré Adnan, ainsi que d’autres amis. Ce fut une période de grandes discussions, de rêves, d’espoirs, et de cette folle envie de refaire le monde.
    À la fin de l’année, je leur ai dit au revoir : je voulais sauter une classe. Et je l’ai fait.
    Encore une fois, l’année suivante, j’ai dû dire adieu à mes nouveaux camarades, car j’ai changé de filière pour entrer en médecine.
    Aujourd’hui, 40 ans plus tard, j’ai retrouvé un ami à l’autre bout du monde.
    Je lui ai raconté mon dernier souvenir de lui : en 1995, à une exposition internationale du livre, j’avais entendu son nom annoncé au haut-parleur. Il était invité à se présenter à l’accueil. J’avais couru pour le voir, mais il n’avait pas répondu à l’appel.
    Et maintenant, le voilà au téléphone. En parlant avec lui, je me rends compte que j’ai oublié tant de noms, tant de souvenirs… Nous étions une petite trentaine en classe, et peu à peu, les visages s’effacent. Mais une voix, parfois, suffit à raviver le passé.
    Qui est ton ami ?
    Celui pour qui tu cours, dans l’espoir qu’il soit encore là, quelque part ?
    Celui dont tu as même oublié le nom ?
    Et puis, à qui la faute, au fond, si l’on se perd de vue ?
    À la vie, au temps qui passe, aux chemins qui changent ?
    Ou simplement à nous, qui n’avons pas su retenir les liens ?

  • Dialogue entre la fascination et l’indifférence

    Je me souviens encore d’un soir où j’étais dans la file d’attente pour acheter du pain. J’ai commencé à discuter avec un garçon de mon âge, à peine 10 ans. Il me regardait comme on regarde un extraterrestre et il avait raison. Je lui expliquais une chose fascinante que je venais d’apprendre. Qu’en arabe le verbe “être” n’est utilisé que rarement. Il était perplexe et s’en fichait royalement.
    Maintenant, à l’âge de 56 ans, j’ai bien appris que la chose qui me fascine peut laisser mon interlocuteur indifférent et vice-versa.
    Je me demande ce que je dois écrire maintenant, puisque je n’écris pas seulement pour moi.
    Et je n’arrive pas à me décider si je veux vraiment partager avec le monde, ces souvenirs qui s’érodent avec le passage du temps et disparaîtrons un jour ou l’autre, tôt ou tard.

  • Déjà vu

    Ce matin Monsieur L passe comme beaucoup d’autres jours et me demande un jeton pour un café. Cette fois-ci il est de bonne humeur et souriant. Je suis content et j’oublie que il m’agresse parfois par son discours confus et véhément.
    Plus tard Monsieur M frappe à ma porte sans penser que je suis en entretien. Lui aussi vient régulièrement pour prendre un café ici.
    Je sors fumer une cigarette. Plusieurs passants me connaissent et disent bonjour.
    Cela me donne une impression de déjà-vu et pas seulement celle-ci. Mais aussi l’impression- j’insiste sur ce mot, impression- d’être au centre du monde.
    C’est un déjà-vu. Par le passé, j’avais parfois cette impression d’être bien connu, apprécié et visible dans mon environnement.
    J’espère garder ces souvenirs agréables le plus longtemps possible …. avant que la démence ne m’emporte.

  • Jeu de mot

    Aujourd’hui j’ai entendu le plus beau jeu de mots- jusqu’ici- avec mon nom de famille:
    My tailor is rich but my doctor is poor.

  • Avant que la démence m’emporte!

    Il y a des choses que j’aimerais effacer de ma mémoire… mais certains événements, certains souvenirs, méritent d’être conservés, partagés, racontés. Le temps passe, mon âge avance, et parfois mon esprit me joue des tours. Alors j’écris — avant que la démence ne vienne tout emporter.

    Ou, pour être plus honnête avec moi-même, je ne suis pas encore à l’âge de sombrer … mais ma mémoire n’est pas infinie. Chaque nouveau souvenir que j’y dépose en repousse un autre vers la sortie.

    Laissez-moi donc écrire. Écrire sur mes souvenirs, mes regrets, mes fiertés…ertés, mes expériences et mes connaissances.